Monde mobile : comment les super-riches donnent le tempo
L’hyper-mobilité polluante des élites produit une image glamour et enviable qui façonne les aspirations de la population mondiale.
Je parlerai aujourd’hui d’un ouvrage intitulé Elite Mobilities, que j’ai codirigé avec mon collègue Thomas Birtchnell, aujourd’hui enseignant à l’université de Wollongong en Australie. L’essor des riches est un phénomène à l’œuvre depuis trente ans, mais dont on ne parle que depuis peu. Or, nous ne pouvons appréhender cette mutation si nous cantonnons notre analyse aux 10 % supérieurs, comme cela se faisait encore lors de la décennie précédente. Pour bien saisir les dynamiques en jeu ici, il faut resserrer l’analyse sur les 1 %, voire les 0,1 % des personnes les plus riches.
Le sommet de l’échelle, lieu des plus grandes transformations sociales
L’explosion des hauts revenus et l’augmentation de la richesse au sommet de l’échelle sociale sont un mouvement qui s’amorce à la fin des années 1970 et devient particulièrement frappant à partir du milieu des années 1990, comme le montrent ces chiffres. Pendant cette période, la sociologie ne s’est pas beaucoup penchée sur les riches, ce qui s’explique notamment par le fait que les études consacrées à l’inégalité s’intéressaient au bas de l’échelle, aux pauvres, quand bien même les changements les plus significatifs de la hiérarchie sociale se produisaient à son sommet. C’est pourquoi, dans cet ouvrage, nous proposons de lever les yeux. En se focalisant sur le haut de l’échelle, notre livre s’inscrit dans un courant, modeste mais croissant, de publications parues ces dernières années et qui appellent à un renouveau des études sur les élites. Sans pour autant minimiser la valeur des débats précédents, nous faisons valoir que les études sur les élites exigent une palette d’approches plus diversifiée.
La mobilité séparée des riches
Dans cet ouvrage, nous considérons la mobilité comme un prisme adapté à notre objet d’étude, dans la mesure où elle est au cœur des modes d’exercice et d’expression du pouvoir dans le monde. Nous savons que les élites évoluent de plus en plus dans des espaces séparés du reste du monde. L’aviation d’affaires en est certainement l’exemple le plus éloquent. Comme l’observe notre collègue Lucy Budd dans le chapitre qu’elle a signé dans cet ouvrage, l’aviation d’affaires dans le monde a vu sa flotte progresser de 50 %, passant d’environ 20 000 à 31 000 appareils entre 2001 et 2011. Une évolution qui s’est accompagnée du développement des terminaux d’affaires dans les aéroports de tourisme et d’un réseau d’aéroports spécialisés dans l’aviation d’affaires tels que Biggin Hill Airport à Londres et Le Bourget à Paris. Étant donné leur taille réduite, leur légèreté et leur capacité de décollage et d’atterrissage sur pistes courtes, les jets d’affaires peuvent évoluer dans un plus grand nombre d’aéroports que les avions de tourisme. Aux États-Unis, par exemple, l’aviation d’affaires dessert dix fois plus de sites que toutes les compagnies commerciales cumulées. Ce type d’infrastructure est un exemple de « voie rapide » de la mondialisation qui offre à ceux qui en ont les moyens, confort, facilité et fluidité de déplacement. Il confère également un statut et une flexibilité que d’autres formes de transport plus classiques ne peuvent proposer. Enfin, ces voies rapides sont marquées par une très nette stratification et relient des lieux faisant l’objet d’une stratification tout aussi prononcée. Parmi ces lieux exclusifs, on trouve en bonne place les paradis fiscaux et les centres financiers de grandes métropoles internationales, ainsi que les country clubs, méga-yachts, îles privées, résidences et hôtels de luxe.
Le comportement des élites érigé en norme
Dans cet ouvrage, nous examinons les systèmes, espaces, pratiques et discours qui permettent ces mouvements fluides et ségrégatifs. Simultanément, nous démontrons que l’idée d’une minorité puissante évoluant à l’écart des autres est quelque peu erronée. Nous avançons l’idée que les élites font aussi partie du monde normal. Leurs modes de mobilité imprègnent le quotidien, au sens où ce sont souvent ces élites qui, par leurs habitudes et exigences de confort, de vitesse, de statut, de productivité et de flexibilité, façonnent ce qui s’impose comme la norme. Et cette influence prend de multiples formes. Il apparaît clairement que la conception, construction et gestion des infrastructures sont bien souvent d’abord définies en fonction des priorités d’un petit cercle, avant de tenir compte des préoccupations du plus grand nombre. Exemples classiques, les techniques et infrastructures comme l’avion, la voiture et même le train, aujourd’hui symboles d’une mobilité démocratisée, ont à l’origine été conçues comme des modes de transport élitistes.
Légitimation de modes de vie producteurs de CO2
L’influence des élites joue également un rôle clé dans la définition des pratiques et de l’esthétique du voyage. Les médias et l’image de bon goût et de glamour que véhiculent ces formes de mobilité s’en font souvent le relais. Dans le chapitre qu’il signe pour cet ouvrage, Anthony Elliott fait remarquer que « le mode de vie ultramobile des nouvelles élites de la mondialisation demeure l’apanage d’un infime pourcentage de la population mondiale. Pourtant, ce mode de vie mobile est érigé en idéal normatif dans la culture populaire ; les médias et bon nombre de personnes cherchent à imiter ce mode de vie ». Ainsi, par l’influence qu’elles exercent sur la conception, l’évolution et la localisation des infrastructures de transport et modes de déplacement, Nous défendons la thèse selon laquelle les élites sont de puissants agents de promotion et de légitimation de formes de mobilités stratifiées, hautement mondialisées, polluantes et expansionnistes. Cette prise de position ne tente pas d’avancer une théorie du complot selon laquelle les élites s’emploieraient délibérément à soumettre le monde à leurs diktats. Il s’agit plutôt de montrer que les élites prospèrent dans un système économique mondial fondé sur le principe d’un accroissement des flux de circulation. Les élites affichent de fait une prédilection pour les relations mobiles à l’échelle mondiale ; ce faisant, elles se mettent au service de la mondialisation économique. Par conséquent, interroger la mobilité dans ses formes usuelles, c’est-à-dire dans ses pratiques et modèles dominants, que ce soit au regard d’enjeux liés au changement climatique ou à la sécurité urbaine, c’est analyser les facilités d’un petit cercle, dont le pouvoir de pression et d’influence est omniprésent. Nous pensons qu’il en résulte des répercussions majeures sur le développement durable.
Un redoutable obstacle à la transition mobilitaire
La mobilité des élites constitue un redoutable obstacle à la transition vers des modes de déplacement à faibles émissions de carbone. Les riches contribuent à maintenir la normalité des modes de déplacement polluants sous-tendant leur quotidien et leurs activités professionnelles. Il s’agit d’un phénomène dont les théories de la transition, en privilégiant des approches ascendantes de l’innovation socio-technologique, n’ont pas suffisamment pris la mesure. Pour résumer, l’augmentation de la richesse au sommet de l’échelle sociale se traduit par une capacité à contourner les règles et à affaiblir la démocratie, à créer de nouveaux espaces et infrastructures élitistes et à façonner le goût et les aspirations des classes inférieures. Il est difficile de prévoir l’évolution de la situation dans les années à venir. Nous savons en revanche que, malgré la crise, les super riches continuent de prospérer et que leurs modes d’existence super-mobiles sont un trait de plus en plus caractéristique des villes et des espaces récréatifs du monde entier.
Keywords : Transition, Inequality, Collective representations, Lifestyles
Disciplines : Social sciences
Transport mode(s) : Automobile, Airplane
Javier Caletrío
Social Scientist
Javier Caletrio (BA Economics, Valencia; MA, PhD Sociology, Lancaster) est conseiller scientifique au Forum Vies Mobiles. Il est chercheur en sciences humaines et sociales et en économie. Il s'intéresse également aux sciences naturelles et tout particulièrement à l'écologie et à l'ornithologie. Ses recherches portent sur les changements environnementaux et les transitions écologiques, en lien avec la mobilité et les inégalités. Entre 1998 et 2017, Javier était au Centre for Mobilities Research de l'université de Lancaster (GB).
To quote this publication:
Javier Caletrío (2013, 12th of December), « Monde mobile : comment les super-riches donnent le tempo », Mobile Lives Forum. Connnexion on 25th of January 2021, URL: https://en.forumviesmobiles.org/node/1986
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Comments
Christophe Bombled
published on 18 September 2015
Bonjour,
Merci pour cet excellent interview. Le propos tenus rejoignent les travaux de René Girard sur le désir mimétique (pour résumer : je désire selon le désir de l'autre) et avant lui de Thorstein Veblen, économiste de son état, se pencha sur la partie cachée de l'iceberg économique : les motivations des acheteurs. Considérant la classe à l'abri des besoins matériels immédiats et de la contrainte du travail autre que souhaité (qu'il nomme la classe de loisir), il y trouva essentiellement la vanité et le désir de se démarquer de son voisin. Il note que par sa consommation l'élite gaspille du temps et des biens. Elle fait du gaspillage du temps, soit le loisir, et du gaspillage des biens, soit la consommation ostentatoire, ses priorités.
Bien cordialement,
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Javier Caletrío
published on 18 September 2015
Bonjour,
Thank you for your comments and bringing to my attention the work of René Girard. I am pleased to learn about French authors who have worked on this topic (British academia can be a bit Anglo-centric sometimes!).
Regarding Veblen, I completely agree about his enduring relevance, especially at this moment of unprecedented wealth accumulation by a few. Of course, the specific historical context in which he wrote needs to be acknowledged. Hence, a great challenge is to identify the shifting forms in which, in times of formal meritocracy, those lifestyles gain legitimacy and influence consumption patterns of those in the lower ranks of the social ladder. I have recently been looking at this issue in relation to holidaymaking. I interviewed almost 100 middle-class tourists and asked them about their feelings when seeing the super-rich in their yatchs and private jets. A quarter of the interviewees explicitly said that that is something they would like to emulate if they had the resources. The rest, however, felt simply not interested in those displays of excess. Of course, this can be read in different ways. One may argue that one stops desiring what is out of reach, or try to delegitimize the kind of capital or resources that others have (finance capital), or that one is genuinely not interested in luxury and value instead simpler forms of living. All these are sensible options to consider. Coming back to Veblen, this high proportion of those expressing no interest does not mean that he is wrong. I would rather suggest that the super-rich are still influencing consumption patterns of the rest, but in subtler ways, for example by shifting thresholds of normalcy and excess –everyday notions of what is normal and what is excessive. In the field of travel this may gain expression around what middle classes regard as comfortable, fast or slow, or simply as a right (free and frequent movement around the world). I wonder whether this argument may apply to France.
I have developed some of these issues on a chapter in the book Elite Mobilities. For an excellent and very nicely written account of how elites are gaining legitimacy in times of meritocracy, see the book Privilege by American sociologist Shamus Khan.
Kind regards.
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